lundi 20 juin 2011

Roy Hargrove -Earfood ou "Comment tenter de démocratiser le Jazz"


Je pense que vous suivez les Humeurs depuis assez longtemps, chers amis, et qu’il est désormais temps que je vous révèle un secret de polichinelle, habilement gardé… Le Jazz n’est pas mort. Eh non. Et loin s’en faut puisqu’il existe encore de nombreux musiciens de talents, vivants et même jeunes qui nous font l’honneur de continuer leurs efforts dans un genre sans fin. Pire ! On assiste même à une Renaissance du genre grâce à des artistes tels que de Roy Hargrove, trompettiste au talent et à la maîtrise impressionnante. Le bougre n’a pourtant qu’une quarantaine d’années et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’a pas chômé. Il compte à son actif la création du mythique RH Factor qui combine jazz, funk, hip-hop et un tas d’autres genres et compte de nombreuses collaborations, notamment avec le grand Brandford Marsalis. Il n’en est pas non plus à son premier coup d’essai puisque ce Earfood n’est autre que son 17ème album enregistré en tant que leader.

Deux ans après son Nothing Serious, Roy Hargrove et son quintet remettent le couvert et viennent nous servir un Earfood qui aura mijoté un bon moment et qui arrive à point.  En effet, à l’heure où la nouvelle génération a perdu tout espoir et se tourne plus que jamais vers le passé, ou pire vers le présent, Hargrove nous offre un aperçu du futur. Il réunit sur un album de jazz, 13 titres de plus ou moins 5 minutes chacun, chose plutôt rare dans ce domaine. En effet, ce format correspond plus à un album de rock ou de pop qu’à un enregistrement de jazz où l’on a généralement entre 5 et 7 titres tous plus longs les uns que les autres. On a peut-être là une tentative de démocratisation du jazz en le proposant à un format plus facile d’accès et avec une qualité d’enregistrement hors norme, mais qu’en est-il vraiment ?


Des notes de piano martelées semblent foncer sur nous et entament ce "I’m Not Sure" avec fracas. On a l’impression que le piano est secoué de toute part. Puis, la batterie frénétique fait son entrée avant que les cuivres sévères ne tempèrent tout ça à coup de pèches bien placées et harmonisées. Un départ en trombe pour ce Earfood magnifiquement symbolisé par l’entame du solo de trompette. De violentes notes attaquent littéralement ce solo avant que tout ne se calme, trompette et solo et qu’on reste sur un bouillonnement musical qui va exploser puis laisser place au saxophone nous déversant son flot avant là encore de redescendre sur des sonorités plus blues. La batterie semble possédée et complètement endiablée. Ses coups sont secs et précis. Le piano prend le relais et semble toujours martelé avec la même vigueur que dans l’introduction. Une dernière reprise du thème principal vient clore ce morceau lancé tel une furie, un train à pleine vitesse et emportant tout sur son passage. Pourtant, tout n’est pas terminé. Quelques coups de batterie et notes graves au piano introduisent "Brown" qui nous prend à contre pied sur un rythme de Rhumba tranquille aux sonorités claires et presque froides. Le piano attaque sa minute d’expression personnelle de bien belle manière. Il semble que ce morceau ait été écrit pour lui. La contrebasse groove bien tandis que la batterie garde la baraque. La trompette et sa sourdine prennent le relais dans ce qui semble être une histoire évoluant calmement vers son dénouement. Le saxophone enfin fait son arrivée et nous raconte la fin de conte. Le thème réapparaît, les cuivres à l’unisson mettent fin à cette histoire avec un brin d’ironie.


La contrebasse claque ensuite les premières notes de "Strasbourg-St Denis" avant que le piano et la batterie ne viennent l’aider à finir la ligne. Puis les cuivres entrent et attaquent le thème avec une vigueur hors du commun et le voyage est lancé. Ce "Strasbourg-St Denis" me donne l’impression d’être cette fois à bord du train et de fendre la campagne, de voir les paysages défiler inlassablement, tranquillement. Le groupe entier reprend ensuite une nouvelle fois le thème tous ensembles avant qu’on ne joue aux questions-réponses entre sax et trompette. Le piano vient mettre fin à ce petit jeu et nous entraîne dans un solo rythmé presque enjoué et sautillant tout en restant grave : on fait de la bonne musique ici, on n’est pas là pour rigoler. Il part ensuite dans une envolée lyrique qui semble s’enliser dans des sonorités complexes et la trompette arrive à un moment salvateur et tout s’éclaircit de nouveau. Simplement à l’aide de quelques notes bien placées, elle règne désormais en maître. Elle laisse toutefois son trône au sax héritier qui apporte un peu de légèreté à cette pièce mythique qui se termine sur une nouvelle reprise du thème qui va finir en queue de poisson.

Il semble ensuite que le voyage soit bel et bien terminé. Un piano calme et triste, enfoncé comme les fondations d’un vieux palace, commence ce "Startmaker". On retrouve un peu l’esprit du "Brown" précédent, sur une rythmique posée mais saccadée, des cuivres à l’unisson entament un thème doux et grave, mélancolique. Le morceau s’écoule lentement mais surement, aussi immuable qu’un fleuve tranquille. La trompette est ici à son apogée dans une complainte douce mais douloureuse reprise par un sax langoureux qui va rapidement déverser son flot et nous sauver du pathétique langoureux. Le piano vient également nous éclairer de son jeu lumineux et léger alors que nous semblions plongés dans la pénombre.  Le thème reprend et nous apparaît alors sous un jour différent, plus paisible. C’est d’ailleurs sur ces bases que "Joy Is Surrow Unmasked" vient nous bercer tendrement. Le titre habille magnifiquement ce morceau et son esprit. On a l’impression d’être au bord d’une plage de sable, dans la douce lumière du printemps crépusculaire, le vent et le bruit des vagues nous lèchent les oreilles par l’intermédiaire de la batterie. La trompette et le piano sont à leur paroxysme et le son est ici presque palpable. Le sax se veut plus mordant et c’est tant mieux. Il semble que le soleil perce l’horizon de ces premiers rayons et ça fait un bien fou. Le piano vient marquer la fin de la ronde et le thème reprend et clôt ce petit bijou.

Sur un coup de caisse claire, on repart sur "The Stinger" et un rythme plus vif. La contrebasse est aussi régulière qu’un pilier et supporte les contretemps marqués par la batterie puis le sax s’élance. Majestueux comme toujours il nous entraîne sur la structure complexe de ce morceau avant que la trompette ne vienne bourdonner à nos oreilles teintée par sa sourdine. Le piano nous entraîne dans des champs de couleurs nouvelles encore une fois et le morceau se referme comme il s’était ouvert.

"Rouge" nous apparaît ensuite avec ses couleur d’orient. On retrouve d’ailleurs cette couleur souvent par l’intermédiaire du piano sur l’ensemble de l’album. Le rythme est ici lent et peine à avancer. Pourtant, on est émerveillé par les nuances nouvelles apportées à chaque pas. Pas de solo, ici. Un thème long s’empare de nous l’espace d’un instant.


La contrebasse revient nous claquer ses notes à la figure sur l’introduction de "Mr Clean". La batterie entre brutalement et le piano souffle une atmosphère sombre et lugubre. Les cuivres viennent ponctuer le tout d’un thème accrocheur. Ce morceau ressemble étrangement du "I’m Not There" qui introduit l’album. Le rythme y est plus lent cependant et on a l’impression de voir un mauvais bougre empestant l’alcool, la démarche lourde, venir vers nous. Ses intentions ne sont pas bonnes et cela nous est confirmé par les différents solos et plus particulièrement par le piano tragique qui semble être la métaphore d’un combat sordide et sale par lequel la rencontre se termine.

"Style" repart avec une walkin’ basse plus sympathique puis deux accords sautillants au piano introduisant l’ensemble. On est ici coincé entre une ballade et un thème énervé. Les couleurs sont étranges et pour être honnête, je ne vois pas bien où l’on veut en venir. Le solo de sax est encore une fois intense mais ne répond pas vraiment à nos questions… pire, il ouvre d’autres portes. La trompette calme le jeu avec un son majestueux grandiose, et le piano vient clore la danse de la même manière. On a ici droit au premier solo de contrebasse de l’album sur lequel on peut entendre le musicien murmurer en même temps que son instrument. Le morceau est grandiose mais part un peu dans tous les sens. 

Le son parfait de Hargrove vient nous asséner une claque d’entrée de jeu sur un "Divine" qui porte bien son nom. Une nouvelle ballade aux sonorités bien posées cette fois. Le travail sur le son est impressionnant et mené de main de maître par le souffle du chef d’orchestre, à l’image de presque  tous les titres de l’album. Le piano emmène de nouvelles couleurs sans perturber le mélange déjà parfait avant que le saxophone n’éclaire le tableau d’une lueur magique transformant la pièce en chef d’œuvre. 

Le piano repart sur un rythme plus vif rapidement repris par la rythmique chaloupée de "To Wisdom The Prize". Ce titre est à l’image de ses prédécesseurs : un son parfait, une mise en place irréprochable mais manque d’un brin de folie. Je reste cependant sous le charme du son magnifique du sax. 

"Speak Low" vient mettre un terme à ce Earfood de la plus belle des manières. Une ballade de plus, majestueuse au possible, apaisante, parfaite… avant que "Bring It On Home To Me" ne viennent tel un fouet nous injecter une piqûre de vie façon New Orleans avec un son bien gras et un piano bien blues ! Un dessert parfait qui clôt un repas fort copieux.

Pour être tout à fait honnête, l’effort fait ici est important mais il a un peu le cul entre deux chaises selon moi. Si on assiste a un véritable tour de force de la part de Roy Hargrove du fait de sa créativité sans fin (13 titre sur un album !) mais aussi de sa maîtrise de l’instrument et de l’enregistrement (la qualité du son est irréprochable), le menu servi est un peu trop lourd et on se sent un peu ballonné à la fin de ce festin peu commun. La digestion va être longue, l’esprit étant chargé de mille images se percutant et ayant du mal à s’harmoniser. Si les titres sont effectivement faciles d’accès de par leur format plus proche de la musique Pop ou Rock ou peu importe, leur abondance nuit au plaisir procuré par chacun et dans l’ensemble, ce Earfood présente quelques longueurs… Toutefois, la qualité individuelle de chaque titre, l’univers bien particulier où ils vous mèneront, fait de ce 17ème effort de Hargrove, une œuvre à ne pas délaisser…

J

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