lundi 18 juillet 2011

Michel Petrucciani featuring Jim Hall and Wayne Shorter - Power of Three, ou "Comment nous faire détester un peu plus les suisses"


Vous n’êtes pas sans savoir que la musique appartient à une poignée de privilégiés et si vous avez lu mon article sur le magnifique Miles Ahead, vous savez que ces privilégiés sont suisses et riches. Le disque dont j’ai choisi de parler aujourd’hui répond une nouvelle fois à cette affirmation tout comme la lignée de disques et enregistrements qui ont été produits lors du fameux festival de Jazz de Montreux. Ce soir là, trois légendes étaient réunies pour une nuit d’exception : Jim Hall à la guitare (qui m’était avant cela totalement inconnu je dois bien le reconnaître…), Wayne Shorter au saxophone et Michel Petrucciani représentant les couleurs de la France et du Fort Boyard. Outre les légendes que sont déjà Wayne Shorter et Jim Hall en 1986, lors de l’enregistrement, j’aimerais m’attarder sur le petit Petrucciani.

Le natif d’Orange est frappé depuis la naissance d’un handicap, une ostéogénèse imparfaite. Né au milieu d’une famille de musiciens, Michel n’a eu de cesse tout au long de sa courte existence de répéter qu’il ne croyait pas au talent, au génie mais au travail. Etudiant tour à tour le classique et le jazz, étant privé d’une vie normale du fait de sa condition, Petrucciani s’est bâti au fil des ans un style et un jeu particulier pour en arriver un jour à révolutionner complètement le piano, le jazz et la musique en plus ou moins 20 ans… Même un Miles Davis vieillissant et en fin de course refusera de prendre le jeune Michel sous son aile de peur de gâcher le talent brut du pianiste nain avec ses dernières productions. Il faut voir par exemple les vidéos d’un Miles agonisant sur Human Nature, une trompette rose bonbon aux lèvres et s’accompagnant de ce qui est probablement le groupe de Francky Vincent, pour comprendre qu’à cette époque, Davis n’en n’a plus rien à foutre…

Le trio commence en douceur avec "Limbo". On est tout de suite frappé par le son exceptionnel des trois génies. Wayne Shorter nous transporte littéralement dans un flot d’une pureté rare et d’une douceur exquise. La rythmique assure un travail remarquable, en finesse. Shorter est ici à son paroxysme et nous le montre d’entrée de jeu. Chaque note est claire et délicieuse, comme une caresse vive mais savoureuse malgré la vitesse hors norme à laquelle s’écoulent les notes. Jim Hall s’élance à son tour. Là encore, je me dois de souligner le son extraordinaire du vieil homme à la guitare. C’est chaud, rond, magnifique. Il s’amuse à répondre aux rythmes saccadés de Petrucciani et s’aventure dans des territoires peu connus au risque de nous perdre parfois. Le piano et l’attaque si particulière de Petrucciani retentissent ensuite avec force. Outre les notes d’un autre monde et les sonorités dans lesquelles Michel nous entraîne, une des caractéristiques principales du génie du petit bonhomme reste ce rythme saccadé mais fluide qu’il imprime sur ses mélodies. Le thème retentit une nouvelle fois et conclut ce premier morceau aussi joliment qu’il l’avait introduit.


Un accord de guitare dissonant, inquiétant est raclé par Hall comme pour nous prévenir d’un danger. "Careful" s’élance sur une rythmique dissonante à la guitare, sèche et dure. Le piano entre dans la danse et ses basses rendent le tout encore plus inquiétant jusqu’à ce que le vieillard ne s’élance dans un solo donnant tout son sens à cette danse étrange dans laquelle nous sommes entraînés bien malgré nous. La musique nous encercle et se veut oppressante sans trop nous étouffer, comme si elle savait parfaitement quand notre tour viendrait et qu’elle attendait patiemment le bon moment. La guitare semble lutter pour nous contre l’implacable rythmique de Petrucciani jusqu’à ce que celui-ci ne s’élance et n’inverse la tendance. Il parvient à apporter un peu de gaieté et semble cette fois plus fort que la rythmique. Il feinte, évite, accélère et semble irrattrapable. On a droit ici à du très grand Petrucciani. Il parvient finalement à s’échapper et nous laisse avec une répétition du thème.

Les accords bleutés plaqués au piano dans le morceau suivant nous indiquent tout de suite qu’on est cette fois dans un pur morceau de Michel. Cette couleur n’apparaît que sur la palette du vauclusien et on sait à sa vue, à son écoute, qu’on va entendre de la grande musique. Le son de Wayne Shorter ne fait que confirmer cette impression en nous transportant nous et le morceau, dans une autre dimension. Le son est presque agressif et respire une tristesse infinie accentuée par la mélancolie des accords plaqués au piano. Le saxophone semble crier et pleurer de désespoir et laisse finalement place à la guitare qui se veut plus modérée, avant que le piano et son attaque presque violente des notes ne nous ramènent à la raison. Ce dernier se veut moins dramatique et presque ironique. "Morning Blues" nous entraîne dans un Jazz a priori posé jusqu’à ce que s’élancent les fortes individualités le rendant tout à la fois urbain et humain.

L’atmosphère rendue quasiment insoutenable par les deux morceaux précédents s’allège considérablement au commencement de "Waltz New". Une rythmique à la guitare douce et simple est rattrapée par une mélodie douce au piano qui prend ensuite la relève en rythmique. On est dans des sonorités presque classiques et un rythme latin entraînant. C’est frais et d’une douceur sans comparaison possible. Hall s’élance, grandiose et magiquement supporté par un Petrucciani maître des lieux sur ce concert. Celui-ci s’élance ensuite sur de joyeuse embardés pianistiques qui relèvent du pur génie, car il faut bien le dire, le petit bougre a littéralement révolutionné le piano au même titre qu’un Thelonius Monk ou même qu’un Chopin ou autre Rachmaninov. Il le démontre dans cette formation réduite à son minimum. Il assure tour à tour la rythmique d’une manière singulière et magnifique, mais aussi harmonise à merveille les espaces laissés libres par le manque de musiciens et lorsqu’il s’élance enfin dans ses solos, il est difficile de décrire la gifle violente qu’il nous assène. Nous assistons à une révolution musicale constante qui n’a toujours pas été égalée depuis sa mort. Guitare et piano se mélangent ici comme jamais dans une étreinte envoutante et fraîche. Les harmonies se complètent à la perfection et l’âpreté du son de la guitare se marie à merveille au piano généreux.

"Beautiful Love" démarre sur des accords de guitare appelant avec envie son camarade. Le piano entre en course et nous voilà repartis sur des sentiers flairant bon la mélancolie douce qu’on se prend à laisser nous envahir lors d'une chaude après-midi dorée par un soleil généreux. Mais rapidement le rythme s’emballe et laisse place encore une fois à une conversation délicieuse entre piano et guitare. On a toujours ce Petrucciani, un instant langoureux puis vif comme l’argent, défiant Jim Hall à la guitare qui s’empresse de suivre. Les deux hommes sont liés par des liens invisibles, par les liens sacrés du jazz et ils iront ainsi jusqu’au bout de leur idée. Quand Michel s’élance, Hall le soutient à merveille et lui permet d’avoir libre court à son imagination sans fin. On monte et on redescend sur d’innombrables sentiers matérialisés dans l’ivoire blanc et noir. D’une manière étrange, Petrucciani se débrouille toujours pour marteler une note plus fort que les autres, LA note qu’il désire nous faire entendre, celle qui nous surprend et garde notre esprit sans cesse aux aguets. La guitare s’élance une dernière fois, rattrapée par son partenaire dans cette danse infernale qui touche à sa fin.


Les deux compères se lancent ensuite dans un classique du Duke (Ellington) majestueux. "In A Sentimental Mood" démarre lentement sur des accords d’une rare beauté plaqués au piano, résonnant et étincelant nos esprits de mille teintes de bleus. La mélancolie qui s’échappe de cette mélodie et de ces accords ne manque pourtant pas d’aplomb du fait du touché plein de grâce et de vigueur de Petrucciani. La guitare s’exprime à son tour, laissant le piano repasser dans un rôle de support dans lequel il excelle. Le solo est lui aussi teinté de sonorités plus blues que l’accoutumé. La douceur mielleuse de l’ensemble en devient presque écœurante et souffle une brume épaisse et envoutante sur notre esprit jusqu’à la reprise du solo du petit Michel. On continue de s’enliser dans un océan de mélancolie suave duquel il semble impossible de vouloir se dépêtrer. Les deux bonhommes nous ont emmenés trop loin et il paraît impossible de pouvoir nous ramener des mers sans fin dans lesquelles ils nous ont engouffrés. Cependant, la guitare résonne et ne semble pas avoir dit son dernier mot…


La tension monte petit à petit. La guitare seule en scène nous ramène lentement des brumes dans lesquelles nous étions perdus. Le saxophone fait son retour et nous laisse présager que M. Shorter n’est pas revenu pour des prunes. Il souffle en douceur une seule note répétée tandis que Hall oscille entre deux accords en gardant une même note à la basse. Petit à petit l’envie de découvrir ce qu’il va advenir de ce morceau mystérieux se fait dévorante et l’absence du petit pianiste virtuose qui a ébloui de son génie l’ensemble du concert, eh bien cette absence semble être un gouffre sans fin dans lequel nous sommes à deux doigts de tomber. Nous vacillons à son bord, encore atteints par la mélancolie foudroyante du morceau précédent et là… là, mes amis, le piano vient étaler un des thèmes les plus rafraîchissants, simples et hors norme de l’histoire du jazz. Une délivrance  sans commune mesure, une joie exquise s’empare de nous et gonfle nos poumons. On est dans un rythme saccadé, sur un seul accord et une mélodie s’inspirant de la musique africaine. Puis un break est fait, les rôles s’inversent, le piano martèle une seule note tandis que guitare et saxophone entonnent le thème à l’unisson. Puis c’est parti. Shorter s’élance comme une panthère. Le son est lumineux et brillant. On s’approche de la perfection Coltranienne. Les embardés sont autant de caresses douces qui viennent effleurer nos oreilles. C’est simple et grandiose à la fois. La rythmique est entraînée par le talent du saxophone et s’emballe petit à petit et on monte lentement en puissance. Shorter nous enchaîne sans répit avec une précision et un son comme on n’en a jamais entendu puis il calme rapidement ses troupes et le relai est passé lentement au piano qui commence par marteler une seule note avant de partir dans un nouveau tour de force génial dont il a le secret. C’est purement et simplement magique. Petrucciani donne tout ce qu’il a et transcende littéralement ses compères et son audience avant que la guitare ne s’élance seule dans une accalmie rythmique bienfaitrice. Le thème est entonné une dernière fois et ce live se termine ainsi de la plus belle des manières.

Bimini est à ce jour un des plus beaux morceaux de jazz qu'il m'ait été donné d'entendre. Un des rares morceaux qui soit accessible, joyeux, beau tout en étant du jazz d'une qualité supérieure. Le genre de morceau sur lequel il est difficile de passer à côté du réel plaisir qu'ont les artistes de le jouer. Il est l'attrait principal de ce disque pour moi et en fait un enregistrement d'exception dont il est difficile de se passer lorsqu'on s'initie au jazz. 

J

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire